DAVID DALLA VENEZIA de Lucien D’Azay

Parce que nous ne sommes plus seulement imprégnés aujourd’hui de la symbolique de la Bible, nous avons parfois du mal à interpréter la peinture religieuse qui, du Moyen Âge aux grandes heures du Baroque, s’est imposée comme modèle à la culture européenne. Quiconque alors en déchiffrait instantanément le sens ; même les illettrés comprenaient les histoires que les peintres leur racontaient. Comme aujourd’hui sur nos écrans, l’image frappait autrefois bien plus fort, et bien plus de monde, que le texte. Depuis que l’art de représenter existe, tous les hommes ont accès à ce genre de lecture. L’image religieuse imprimait son sceau dans les esprits à l’instar d’une perception subliminale. Elle fut un instrument de propagande bien avant que les dictateurs en récupèrent la technique à leur profit. Quant aux spectateurs, pour peux qu’ils fussent libres d’esprit et qu’ils eussent du goût, ils pouvaient faire aisément abstraction de ce que les symboles – fussent-ils agencés en rébus – leur disaient : d’aucuns appréciaient ainsi le point de vue du peintre ; d’autres son interprétation personnelle, son éloquence narrative. On ne s’attardaient guère, en tout cas, à décrypter le sujet.

Pour un spectateur du XX siècle tout imprégné d’histoire de l’art, d’anthropologie, de Freud, de Lacan et, pourquoi pas ?, des expériences hors limites du Surréalisme, le sens de la peinture de David Dalla Venezia relève d’une même évidence : nous n’avons pas besoin qu’on nous explique les conflits, les désirs, les hantises, les idées fixes et les craintes dont il nous parle ; ce que nous admirons, c’est la singularité de son propre point de vue, sa façon très personnelle d’explorer et d’agencer des thèmes sans âge que tout le monde reconnaît quelle que soit sa culture. Pas d’exégèse, donc, pas de glose : nous savons bel et bien, ici, de quoi il est question. Le peintre s’est efforcé cependant de mettre le doigt sur le cœur du problème en le fixant à son acmé, lorsqu’il frise un point de rupture, sa plus haute tension. Ce sont souvent des apories, des impasses, des dilemmes récurrents, moins érotiques toutefois que métaphysiques : l’instant critique d’un saut au-dessus d’un précipice, l’improbable combat d’un homme contre son double, un couple au plus fort du coït - une petite mort -, l’extase d’un relâchement névrotique, un homme ou une femme ravis par la foule ou la pâmoison.

On pourrait ainsi rassembler les thèmes obsessionnels de David Dalla Venezia, en faire un petit paquet comme s’il s’agissait d’un jeu de cartes (un jeu, s’entend, qui ne contiendrait que des figures, c’est-à-dire une manière de tarot), cartes qu’il faudrait battre ensuite, ne fût-ce que pour servir le Hasard, qui ne manquera pas l’occasion d’y mettre son grain de sel. Si ce n’est qu’il sera du peintre de les redistribuer, de faire une nouvelle donne, dont le sens s’imposera à notre propre expérience comme une distribution singulière des cartes au jeu de patience ? Un artiste chauve aux lunettes opaques (en qui le spectateur ne peut être qu’enclin à identifier un autoportrait de l’artiste en écrivain) ; des piles de livres aux couvertures rouges et aux feuillets immaculés ; une jeune femme un tantinet exhibitionniste, à la poitrine ronde, à la coiffure en bandeaux bovaryens, au sexe néanmoins rasé ; un stylo plume, un crâne, un échiquier, des chapeaux, des rayons, des piles et un piédestal ; et puis aussi des idées : le temps, la chute, la culture, l’étreinte amoureuse, l’anonymat, l’antagonisme individuel (où l’accent est mis tantôt sur le chiasme sexuel, tantôt sur son essence schizophrénique), le saut, l’éternelle pulsion d’enfantement qui rapproche les êtres, si tant qu’ils ne soient pas invertis.

On peut raisonnablement supposer que David Dalla Venezia redistribuera indéfiniment, tout au long de sa vie, les divers symboles qui compose son univers intime, et qu’il enrichira par la même le sens de la métaphysique de la solitude et du couple qu’il expose, comme dans ces romans de Faulkner où le drame originel nous touche moins par son originalité que par des angles d’attaque insolites et la variété des points de vue. Il illustre à merveille les divers avatars du complexe d’Œdipe, mais aussi les affres d’une âme schizophrène, un exhibitionisme dont le revers patent est le voyeurisme, et l’enfer de la multitude, qui n’est qu’une variante de l’enfer du dédoublement et des pulsions conflictuelles.

C’est donc une peinture éminemment littéraire, c’est-à-dire non pas en surface mais en profondeur - un discours codé, si l’on veut (mais ce code, je le répète, est universel), où, pour reprendre l’excellente distinction de Daniel Arasse, il s’agit moins, comme dans la peinture classique, de détails « picturaux » (c’est-à-dire opaques, qui « ne font pas image », qui « ne représentent pas et ne donnent rien d’autre à voir que la matière picturale posée sur la toile, maniée et manipulée parfois jusqu’à en être triturée ») que de détails « iconiques » (c’est-à-dire transparent, qui « font image, signe », qui « imitent un objet ou une partie d’objet » et « visent à reproduire ce qu’ils représentent et à le donner à voir dans sa ressemblance, poussée éventuellement jusqu’au moindre détail »). Mis qu’on ne s’y trompe pas : ce sont des emblèmes plutôt que des hiéroglyphes. On y reconnaît aussi des référence à un background classique que le peintre s’amuse à réinterpréter. L’œil averti y retrouve aisément Mantegna, Van Eyck, il Correggio, Cima da Conegliano, Georges de La Tour, mais aussi bien Watteau, Fiedrich ou Dante Gabriel Rossetti. Un classicisme tantôt maniériste, tantôt préraphaélite, mais revu et corrigé par un regard qui a connu aussi les écrans, les images de synthèse, les CD-Rom, sans oublier les cartoons et les comic strips. On dirait parfois qu’il singe ironiquement la technique des maîtres, avec une précision sans faille, impeccable - quasi hyperréaliste -, pour faire la nique aux don Quichottes de la psychanalyse et de l’art contemporain.

Encore une fois, c’est le fond de nos obsessions qu’il met en scène. À la différence du rêve cependant, il n’y a pas chez lui de dichotomie entre un contenu latent et un contenu manifeste ? Les choses sont à leur place, sans ambiguïté, à la lumière d’une évidence si crue parfois qu’elle nous trouble, comme s’il mettait presque toujours dans le mille. Impudique David ? Dans la vie, cet homme est taiseux, courtois, fidèle, réservé, d’une élégance stricte, quoique moderne, et il est clair qu’il ne brade pas aux quatre vents son amitié. Il vous invite à écouter ses toiles, à vous recueillir, comme dans une chapelle, devant les imagos qu’il révèle, et non pas à les commenter.

Il y a un an, au Festival du Cinéma de Venise, David m’avait confié sa surprise lorsqu’il tomba sur l’affiche d’un film qui allait avoir du succès, Being John Malkovich de Spike Jonze. C’etait l’histoire d’un marionnettiste new-yorkais qui découvrait, dans le demi-étage d’une tour de Manhattan, une espèce de tunnel donnant directement dans le cerveau du célèbre acteur, sans que celui-ci s’en rende compte (ou presque). Grâce à ce passage, il réussissait à séduire une sexy & sassy young toman en manipulant le corps de Malkovich depuis sa conscience, à laquelle il avait accès, comme s’il fût agi d’une tour de contrôle. Jusqu’au jour où Malkovich en personne s’introduisit dans le tunnel qui menait tout droit à sa propre conscience pour y découvrir un monde où femmes et hommes avaient non seulement son visage, mais ne faisaient que dire son nom comme s’ils avaient été condamnés à se présenter. Et l’affiche du film se référait à cette scène : on y voyait en effet, comme dans certaines toiles de David , une même tête d’homme chauve (John Malkovich en l’occurrence) infiniment reproduite, clonée à l’infini. C’est évidemment le même genre d’expérience que nous faisons devant les œuvre du peintre , et si elles nous touchent, c’est que nous sommes (ou que nous venons d’être), ne fût-ce qu’un instant, dans la conscience de David Dalla Venezia.

Lido de Venise, ce mardi 1er août 2000