Corps compacts, peaux blanches. Suspensions et étreintes, traversées et effondrements. Tout retourne. Ainsi cette superposition de plans: ces cadres à l'intérieur de cadres à l'intérieur de cadres, ou cet homme sur l'homme sur l'homme, comme les facultés de l'esprit ou les poches infinies du Moi. Ibsen décrivait l'homme comme un oignon. Nous cherchons son âme, son noyau authentique, en enlevant une pelure après l'autre (le Moi, le Ça, les identités, le Surmoi). Mais il n'y a rien au centre: juste une dernière petite pelure
Ces figures traversent continuellement les oeuvres de David Dalla Venezia: cet homme à lunettes, cette femme distante, ces livres blancs jamais écrits ou écrits mais inutiles. Ces répétitions sont une manière de s'appuyer, de rendre familier ce vide, ce néant, ce devenir toujours changeant et inacceptable. Comme un refrain, dit Deleuze, que l'enfant dans sa chambre obscure chantonne pour se rassurer, pour se donner un rythme, un schéma qui passe du chaos à un début d'ordre et risque de se disloquer à chaque instant. Ce chaos qui est absence de soutien, et donc une chute continuelle. Et en effet, dès les premières oeuvres, les individus tombent, ils se précipitent même au sens littéral: prae “en avant”, caput “tête”, ils tombent la tête en avant, seuls dans le décor noir ou suivis et ensevelis par des livres, ou ils s'entre-dévorent avec les autres “Soi” parce que dans ce drame non plus il n'y a pas d'unité, mais un continuel déchirement de soi-même, une lacération dans son propre sentiment de culpabilité, dans ses propres pulsions non réalisées. Malgré la forme nette, précise, claire, l'auteur sait bien, comme Calvino, que nous ne voyons pas le monde en nous penchant de la balustrade, comme il y a cent ans. Aujourd'hui nous regardons le monde “en tombant dans la cage de l'escalier”, sans jamais nous arrêter.
Dans les derniers tableaux on observe cependant une variation, déjà anticipée par certaines oeuvres précédentes en forme de “Sacra conversazione”. Ce personnage, “son” personnage chauve et à lunettes, prend une pose. Il reste là, à l'intérieur du cadre réel et du cadre dessiné, fier et martial avec son étendard qui contient, comme pour se moquer de nous, un paysage flottant au vent à peine esquissé. Il semble se dérober au combat (la vie, le sexe, la chute) et il devient une icône. Il déclare finalement son art: me voici, regardez-moi, profil droit/profil gauche. Mais plus bas, là, petit et contracté en un spasme, il y a un autre “soi” (plus semblable à l'auteur) qui a l'air de se rebeller, qui oppose son agitation à cette immobilité, à cette fuite du monde. Une réaction décousue, la réaction de quelqu'un qui est en retard, qui est encore dans “l'au-deça” du cadre, condamné à la vie. Un des nombreux “soi” qui parfois sont l'un sur l'autre et sur la tête du “personnage principal”, immobile et inerte, et qui se lancent à l'attaque, indiquent l'objectif ou semblent sur le point de s'envoler. Ou de se lancer dans le vide.
Nous revoilà à cette chute, donc. Tomber et arriver*, cette fois-ci aussi aussi au sens littéral du terme: ad cadere, “tomber vers”, s'enfoncer dans le devenir, où tout se manifeste. Tomber dans ce cône de lumière qui rend l'être apparent, qui l'admet dans l'“ici et maintenant” de la réalité et de la psyché et qui, transfiguré dans l'art, le rend “toujours en train d'arriver”, en l'empêchant d'arriver complètement. Et c'est cela le puissant paradoxe du figuratif: pouvoir aller au-delà de la représentation en la représentant.
* Les verbes italiens cadere et accadere (du latin ad-cadere, tomber vers) signifient respectivement tomber et arriver (se passer).